CHAPITRE III
Dom Martinez et Saint-Martin à Paris et à Lyon. Les principaux martinézistes. L'abbé Fournié à l'école de Martinez, à Paris. Son séjour à Londres.
1771-1778
Toute la vie de Martinez de Pasqualis est enveloppée de mystères. Il arrive dans une ville on ne sait d'où ni pourquoi. Il la quitte on ne sait ni quand ni comment.
Nous savons que
dom Martinez finit ses
jours en 1779 à Saint-Domingue, à Port-au-Prince, ce qui souvent l'a fait dire Espagnol. Où s'est-il retrouvé avec
Saint-Martin depuis leur séparation, le départ de
Bordeaux ?
M. Gence, qui était martinéziste et d'ailleurs fort au courant et très épris des faits et gestes de son école, dit qu'à cette époque elle fut transférée à
Lyon. Mais dès avant cette époque, elle avait réussi à s'affilier des
adeptes à
Paris et essayé d'en gagner d'autres.
Saint-Martin, qui se rendit successivement à
Paris et à
Lyon, après avoir quitté le régiment, trouva des
initiés dans les deux villes. Il s'attacha d'abord à ceux de
Lyon plus qu'à ceux de
Paris, peut-être par la raison qu'il trouva parmi eux des déférences et des facilités d'enseignement que la première ville du royaume ne lui offrait pas au même degré.
Quoi qu'il en soit, son séjour à
Lyon marque dans son éducation spiritualiste une époque non moins décisive que son séjour à
Bordeaux.
Dans les années 1768 à 1778, le fondateur de l'école
théurgique de
Bordeaux, après avoir quitté cette ville et son
sanctuaire, se trouve tantôt à
Paris, tantôt à
Lyon, mais il serait impossible de rien préciser de plus spécial. Tout ce qu'on peut dire, c'est que c'était sa politique de ne pas s'user sur place, de savoir se retirer à temps, de disparaître et de reparaître au moment opportun. Cela lui était d'autant plus facile que, satisfait du seul bonheur d'être chef d'école et maître de grands mystères, il ne cherchait ni l'
argent ni la renommée.
Saint-Martin, qui désirait au contraire parler au public et agir fortement sur les masses, quitta la ville de bordeaux vers la même époque que son maître. Il n'était pas libre encore, et ce ne fut pas pour écrire, ce fut pour tenir successivement garnison à
Lorient et à
Longwy. La séparation fut-elle complète ou
adoucie par la correspondance ? Je l'ignore, mais je ne trouve aucune trace de lettres échangées entre l'
adepte et son
initiateur. De la part de
dom Martinez, qui était trop mystérieux pour s'expliquer dans des écrits confiés aux chances des courriers publics, cela se comprend ; de la part de
Saint-Martin, non. Les lettres étaient, au contraire, un des moyens de communication qu'il affectionnait. Il avait d'ailleurs mille choses à demander encore et dans tous les cas mille choses à dire à son tour. En effet, sa mission de
propagande doit s'être révélée à lui-même de bonne heure ; car elle éclate dans tout ce qu'il écrit, dans sa correspondance et dans ses notes sur sa vie, comme dans ses premiers ouvrages. Parler au public, c'est son saint mandat d'en haut, comme d'agir au nom de ses principes est sa vraie tâche dans le monde.
Soit désir de rejoindre son maître, soit antipathie prononcée pour une carrière qui n'allait pas à son
goût, il quitta le régiment dès 1771.
Etait-ce pour se consacrer tout entier à ses études favorites, ou plutôt pour mieux faire sa
propagande ?
Ce qui est hors de doute, c'est que la résolution de ne plus dépendre que de lui-même et de donner sa vie à sa grande affaire, sous les deux formes de la recherche et de la
propagande, peut seule expliquer un changement de carrière que ni son père, ni le
duc de
Choiseul ne devaient apprécier au même point de
vue que lui. C'était, en effet, de la part d'un homme si jeune et de si peu de fortune, une démarche très grave. Il n'en résulta toutefois aucun refroidissement sérieux entre le père et le fils, ni aucun regret pour le dernier, qui avait besoin, dans l'intérêt de ses principes aussi, d'une indépendance plus complète que ne l'est celle d'un militaire. Du moins, pour voir dès à présent en leur vrai
jour ses idées et sa conduite politiques souvent si mal appréciées, on doit remarquer que sa retraite du service coïncida avec le renvoi des quatorze parlements du royaume par le ministère Maupeou. Si ces deux faits ne semblent avoir aucune connexité au premier aspect, il est à constater cependant, qu'à partir de ce moment la pensée et la conduite de
Saint-Martin cessèrent d'être dynastiques et se montrèrent nationales dans toutes les circonstances les plus graves.
Où alla-t-il en quittant le régiment ? Fut-ce à
Amboise, à
Lyon ou à
Paris ?
J'induis d'un passage de son
Portrait qu'il fut d'abord à
Paris. Du moins, il y eut des liaisons dès 1771. Et bientôt ses liaisons y furent nombreuses. Martinez y avait des
disciples : le comte d'
Hauterive, l'abbé Fournié, Cazotte, la
marquise de Lacroix. Quelques-uns des
adeptes du maître devinrent les amis de l'élève. La
marquise de Lacroix et le comte d'
Hauterive furent au nombre des premières amitiés de
Saint-Martin. Mais il s'en fit beaucoup d'autres ; il en eut plus que son maître ; il les eut dans un monde différent et en eut surtout parmi les femmes. Ajoutons tout de suite qu'il en eut trop et de trop vives.
Mais suivons d'abord, et pour un instant, le maître lui-même. Que fit-il à
Paris ?
La méthode et les voies d'ensemble d'un fondateur d'écoles secrètes varient nécessairement selon les lieux et les circonstances où il se trouve. Nous avons tout à l'heure exprimé le regret de n'avoir qu'un seul texte, celui de
Saint-Martin, pour apprécier les pratiques de Martinez à
Bordeaux, et même un texte qui ne donne pas de détails, si riche qu'il soit pour nos inductions générales. Nous sommes dans la même situation en ce qui concerne les
Opérations de Martinez à
Paris, pour nous servir d'un terme qu'il affectionne. Un seul de ses
disciples nous donne quelque chose, et ses renseignements sont curieux, très spéciaux en ce qui regarde l'élève lui-même, mais très généraux en ce qui touche le maître, et nuls sur les opérations. Je veux parler de l'abbé Fournié.
L'abbé Fournié, qui était, je crois, du
diocèse de
Lyon et qui avait peut-être rencontré d'abord le mystérieux
Portugais sur les bords du Rhône, avant de le suivre à
Paris, s'attacha à ses doctrines spiritualistes de toute la puissance de sa foi, les conciliant, autant que possible, avec ses croyances très
catholiques. Il avait le plus sincère désir de ne pas déroger à celles-ci, mais il tenait de même à celles-là. Réfugié à Londres pendant les orages de la révolution, il y continua ses études
théosophiques et y publia, en 1801, sous le titre
Ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons, un volume devenu très rare, et qui est d'autant plus précieux que son auteur y expose, à son point de
vue, ou croit fermement y exposer la doctrine même de
Martinez de Pasqualis.
Cet ouvrage, par son intitulé même, rappelle le
Traité de la Réintégration dont j'ai parlé tout à l'heure, entre immédiatement en matière, sans parler d'abord ni de son auteur, ni de son dessein, ni de la source où il puise, et donne, en apparence au nom de la foi chrétienne et
catholique, des théories pneumatologiques qui, en réalité, vont bien au delà. Elles n'ont pour source véritable et pour garantie que la pensée personnelle de l'auteur, ou plutôt l'enseignement qu'il a traditionnellement reçu de son maître
portugais. Ainsi que celui-ci, dans son traité devenu si rare, l'abbé Fournié donne dans le sien, rare aussi, de longs discours d'
Adam, de
Lucifer, le maître des nations ou des païens, et des harangues non moins longues d'
anges ou d'apôtres. Il y joint des calculs ou des combinaisons de nombres apocalyptiques et des oracles qu'il ne peut tenir que de son maître, de son imagination ou d'illuminations supérieures, mais sur lesquels il ne sent pas un seul instant le besoin de s'expliquer, pas plus que ne le fait
dom Martinez lui-même en pareille circonstance.
Le dogme qu'il puise à ces sources est obscur et ambitieux plus qu'il ne convient de la part d'un théosophe. Ce n'est pas le système pur du chef de l'Ecole, sa doctrine intime ; mais c'est le système tel qu'il voulait qu'il fût compris d'un
prêtre, d'un
catholique très convaincu, dont l'intelligence et la science étaient très limitées. Le voici formulé par l'abbé Fournié lui même.
« Selon ce qui nous est enseigné dans les livres du christianisme,
Dieu s'étant fait homme ou créateur de lui-même, après notre
prévarication originelle, ayant fait en homme la volonté de
Dieu, et, par là, surmonté tout l'
esprit de Satan par lequel
Adam s'était laissé surmonter, il reçut l'
Esprit de
Dieu, naquit de
Dieu Homme-Dieu en union de
Dieu, et se trouva devenu une même chose avec
Dieu, selon ce qu'il a dit lui même l'an 4000 en ces termes : Mon Père et moi sommes une même chose... Qui me voit, voit Celui qui m'a envoyé... Mon Père est en moi et je suis en mon Père.
Puisque cet Homme, Jésus-Christ, est né de
Dieu Homme-Dieu, pour avoir fait la volonté de
Dieu (je ne m'arrête pas à faire remarquer le non-sens :
né de Dieu pour avoir fait la volonté de Dieu), nous devons conclure que si, comme les livres saints nous le recommandent, nous faisons aussi la volonté de
Dieu, nous naîtrons nous-mêmes pareillement de
Dieu Homme Dieu et nous entrerons en l'union éternelle de
Dieu. en effet, à proportion que nous ferons la volonté de
Dieu, nous recevrons son
Esprit, parce que nous re cevons toujours l'
esprit de la chose d'après les ensei gnements de laquelle nous marchons. Et, à proportion que nous recevrons ainsi l'
Esprit de
Dieu, nous nous viderons d'autant de celui de Satan, que nous avons originellement reçu. De sorte que si nous faisons persévéramment la volonté de
Dieu, recevant dès lors insensiblement toute la portion de son
Esprit infini qu'il nous donne originellement à recevoir pour être un comme il est un, et être consommés en son unité éternelle, nous nous viderons de la totalité de l'
esprit de Satan, nous sortirons de
dessous toute l'
ignorance qui nous dérobe l'entière connaissance de
Dieu, et nous entrerons dans sa connaissance parfaite. Enfin nous deviendrons un comme
Dieu est un, et nous serons consommés en l'unité éternelle de
Dieu le Père, de
Dieu le Fils et de
Dieu le
Saint-Esprit, conséquemment consommés dans la jouissance des délices éternelles et divines. »
C'est là, sous des ressemblances chrétiennes, un système qui dénature les textes en voulant en presser la lettre. Il y a plus, sous des apparences ultra-catholiques, l'abbé Fournié assigne à la Vierge
Marie, au détriment de son divin Fils et Maître, un rôle que la
religion désavoue, et la vraie doctrine qu'il donne, sous de trompeuses assurances, n'est autre chose que le
panthéisme lui-même avec sa morale naturelle,
panthéisme qu'on a reproché à tort à
Saint-Martin, mais qu'on a fort bien pu prendre à l'école de
dom Martinez.